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Voilà le jeune homme parti en voyage, s'en allant de ville en ville, et d'une province à l'autre. Il n'en trouve pas de son goût, nulle part.

Arrivé à une ville bien éloignée, après avoir longtemps voyagé, il débarque, et il se met à se promener dans la ville. Il rencontre ben une petite fillette d'une douzaine d'années, belle! ce qu'une créature3 peut être belle. Elle s'en va, portant un petit pot rempli de lait, pour son petit frère. Sa mère est veuve et pauvre, pauvre. "Ma petite fille, où vas-tu?" demande Jean-Cuit. "Monsieur, je suis allée chercher du lait 'par charité' pour mon petit frère. On est si pauvre!" "Oui ?" Il met la main dans sa poche, hâle un cinq louis d'or, et le lui donne en disant: "Ma petite fille, je peux te faire l'aumône comme n'importe qui. A'ct'heure, où restez-vous ?" 5 Elle répond: "Nous restons dans une petite maison, là, au coin de la rue."

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Partant en courant, la petite fille s'en va trouver sa mère, et elle lui dit: "Mouman, j'ai rencontré le plus bel homme! Il a mis la main dans sa poche, et il m'a donné cet argent." Suffit que sa fille est si belle, la mère croit que c'est de l'argent pour lui jouer un tour. Elle prend l'argent et, fâchée, le jette sur son lit. Sa fille ajoute: "Mouman, il m'a dit qu'il allait venir, betô.” — “Oui ?”" répond la mère.

Jean-Cuit fait un petit tour dans la ville, mais ne trouve rien de mieux que la petite fille. Il s'en va donc à la maison de la veuve. Le voyant entrer, l'enfant dit: "Tiens, maman, maman, c'est ce monsieur-là." La mère prend la parole, et dit: "C'est-i vrai, monsieur, que c'est vous qui avez donné cet argent-là à ma petite fille ?" — “Oui, madame! Elle m'a appris que yous êtes pauvre. Je peux donc vous faire l'aumône comme n'importe qui. A'ct'heure, la mère, j'aurais une chose à vous demander."-"Qu'est-ce que c'est ?" - "C'est demander votre fille en mariage." La mère répond qu'elle est bien trop jeune. Jean-Cuit reprend: "Oui, madame, elle est trop jeune; mais je ne suis pas un bâtard; et avant que je sois allé demander à mon père sa permission pour me marier, aller et revenir, ça me prendra trois ans. C'est ben loin, voyez-vous!" Il ajoute: "Mais que je revienne, elle sera d'âge." Dans la ville, il y avait une école. Jean-Cuit décide la mère à y mettre sa fille; et comme elle est consentante, ils partent et s'en vont mettre la fille à l'école. Avant de sortir, Jean-Cuit dit: "Si c'est de son goût, quand je reviendrai, nous nous marierons. Si ça n'est pas de son goût, eh ben! j'en chercherai 1 I.e., de jeune fille. I.e., autant qu'une...

• Ce mot est, parmi les paysans canadiens, très souvent substitué au mot "femme," et son sens est exactement le même.

La répétition ici comporte un superlatif.

[Toi et tes parents].

6 Vocatif.

7 I.e., quand je reviendrai.

2

une autre. D'ici à ce que je revienne, laissez-la à l'école où la meilleure maîtresse va l'instruire, la nourrir, l'habiller 'sur le plus beau.'"'1 Ayant demandé son prix à la maîtresse d'école, il lui donne la moitié de ses gages pour trois ans 'de temps,' et lui promet le restant à son retour. Il donne aussi de l'argent à la veuve pour qu'elle vive sans misère. Lui, il est riche et fils de roi!

Revenu chez son père, il lui demande la permission de se marier. Et il ajoute: "Il me faudrait de l'or et de l'argent; ma 'belle-mère'' est veuve et pauvre." Le roi, son père, lui regrèye son bâtiment, en y mettant de l'or et de l'argent.

Pendant ce temps-là, la veuve a bien hâte de voir revenir JeanCuit, et elle va souvent au bord de la mer voir s'il arrive.

Un jour, une frégate se montre et hisse le pavillon de Jean-Cuit. C'est lui! La bonne-femme est fière. En débarquant, Jean-Cuit dit: "A'ct'heure, allons voir la belle!" Et avec la veuve, il s'en va chez la maîtresse d'école. Il dit: "C'est moi qui ai mis la petite fille ici pour la faire instruire."

Cogne à la porte de sa chambre: "Mademoiselle, monsieur JeanCuit est arrivé." Elle répond: "Oui!" Elle a bien profité, grandi, et grossi, rien de plus beau! Jean-Cuit lui donne la main en disant: "Mademoiselle, votre idée a-t-elle changé ?" Elle répond: "Oui! mon idée a pas mal changé. Dans ce temps-là j'aimais guère; mais d'ct'heure j'aime à plein.'"-"Comme ça, c'est-il de votre goût que nous nous marions?" Elle répond: "Oui! c'est un bonheur que je ne pensais jamais avoir."

Ils se sont mariés.

Jean-Cuit demande à sa belle-mère: "Voulez-vous venir avec nous, sur ma frégate? Nous allons partir." Mais elle répond: "J'ai encore des enfants ici; et je m'ennuierais, si loin, si loin!” On lui donne alors de l'or et de l'argent à la banque," pour qu'elle vive sans travailler tout le reste de sa vie, elle et ses enfants. Jean-Cuit et sa femme s'embarquent, partent et filent.

Jean-Cuit a été si longtemps à son voyage que quand il arrive à son pays, son père et sa mère sont morts. Etant leur seul enfant, il est devenu roi et maître, avec la couronne.

Il y avait bien quelques années qu'il vivait avec sa femme quand il entendit parler d'un pays éloigné, où on pouvait acquérir une grande quantité de richesses. Il en parle à sa femme, qui n'aime pas beaucoup à le laisser partir pour ce pays. A force de la prier, il finit par la gagner. Il se fait grèyer deux bâtiments.

1 I.e., la vêtir des plus beaux habits.

2 Il y a incertitude ici quant à savoir si Patry voulait dire "maître" ou "maîtresse" d'école. • Prononcé "gyér.”

Par anticipation.

Il est curieux de voir ici un trait aussi moderne.

Son voisin était un bourgeois presque aussi riche que lui. Comme ils étaient bons amis, le voisin s'en va reconduire Jean-Cuit à ses bâtiments. Jean-Cuit pleurait en partant. "Qu'as-tu à pleurer?" lui demande son ami. Il répond: "Ecoute! je laisse ma femme, et je lui cause bien de l'ennui, à elle étou." L'autre dit: "Cou'don, des femmes, il y en aura partout pour toi, le long du chemin." - "Ah oui, mon voisin; mais pas comme la mienne. J'ai une brave et honnête femme!" Le voisin répond: "Bah! tu as trop confiance en ta femme. Veux-tu gager que, pendant ton absence, j'aurai les mêmes avantages que tu as eus?" Jean-Cuit répond: "Non! et je gage bien pour bien que non." En gageant, ils se donnent la main. Jean-Cuit embarque et file.

1

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Le voisin, le soir, vient 'veiller' chez la femme de Jean-Cuit. "Bonsoir!" "Bonsoir!" Elle lui donne une chaise, et ils commencent à jaser; jasent, jasent jusqu'à neuf heures. Après avoir jasé encore une petite escousse, 2 il part et s'en va. En s'en allant, il se dit: "Je pense que mon affaire est bonne."

Le lendemain au soir, il revient encore au château de Jean-Cuit, pour 'veiller' avec sa femme. Elle lui demande: "Venez-vous chercher quelque chose?" - "Non! je viens 'veiller' pour jaser et vous désennuyer. Suffit que vous êtes toute seule." - "Eh bien! elle dit, c'est le cas, je suis seule. Une 'veillée,' c'est superbe! mais pas la deuxième." Elle dit: "Sortez, ou bien je vous flambe la tête." Mon gars part piteux. Il est loin d'avoir eu des avantages!

Ça fait qu'il attelle ses chevaux à son carrosse, et il se promène devant le château de madame Jean-Cuit, bien piteux, la tête entre les jambes. Une servante dit à la dame: "C'est curieux, le voisin se promène devant le château, la tête entre les jambes et ben piteux. Ça m'a l'air qu'il s'ennuie depuis que monsieur Jean-Cuit est parti." Sortant au coin du château, la servante s'adonne à le voir passer, "Mais, dites-moi donc, monsieur, est-ce à cause du départ de monsieur Jean-Cuit que vous avez l'air si piteux?"—"Ah! il dit, mademoiselle, quand même je vous raconterais ma peine, vous ne seriez pas capable de m'arracher de de'là. Je suis bien malheureux!""Qu'est-ce que c'est ?" - "Quand même je vous le dirais, vous n'êtes pas capable de m'arracher de de'là. Mais, des fois, on trouve plus dans deux têtes que dans une." Il lui raconte tout, sa gageure de bien contre bien, et les avantages de madame Jean-Cuit. La servante dit: "Je vas vous enseigner un plan, moi. A chaque fois qu'il arrive ici un vaisseau, une valise venant de Jean-Cuit est apportée au château, dans la chambre de la dame. Et il vient d'en arriver un;... comprenez-vous ?" Il répond: "Oui, je comprends!" S'en allant 1 Il parie sa fortune entière contre celle de son voisin. 2 Quelques moments.

dans la ville, il se met dans une valise barrant dedans et dehors. Et il se fait porter, dans la valise, à bord du bâtiment. De là, deux matelots apportent la valise dans la chambre de madame Jean-Cuit. La servante lui avait dit: "Si vous y voyez quelque chose à faire, c'est le seul moyen, le plus proche."

Rendu là, pendant la nuit, il sort de sa valise. Il la voit au clair de lune, dormant sur le dos; rien n'est plus beau! "Ah! il pense, c'est de valeur1 de trahir une si belle et si brave femme." Voyant qu'elle avait un signe sur l'estomac, il dit: "Si j'avais ça, je réussirais peutêtre à quelque chose." Il prend donc son canif, et il coupe ce petit signe à ras. 2 Enveloppé dans un petit papier, il le met dans sa poche, et s'en retourne dans sa valise, qu'on enlève, le lendemain.

5

Au bout d'un an, Jean-Cuit ressoud sur son bâtiment chargé de pierres fines, et de toutes sortes d'agrès 3 monstreux. Il revient bien riche! Rien de plus pressé, le voisin s'en va le voir à bord. Jean-Cuit, lui, avait toujours eu sa gageure sur le cœur. Quand le bourgeois lui donne la main, le voyageur dit: "Bien, notre gageure... Comment-c'qu'on en est?"-"Eh bien! Jean-Cuit, tu as perdu." "Ah, par exemple! tu m'en baras toujours des preuves."-"Oui!" Et prenant ce qu'il a gardé, il dit: "As-tu vu ce signe sur l'estomac de ta femme? Je l'ai apporté comme preuve des avantages que j'en ai obtenus." Malin et prompt comme il n'y en a pas, Jean-Cuit devient sans connaissance [de fureur]. Il part et s'en va au château. Le voyant arriver, mon Dieu! rien de plus vite fait, sa femme se jette dans ses bras. Mais il la repousse: "Va-t'en, méchante que tu es!" -"Mon Dou, qu'est-ce que je puis bien avoir fait?" Et elle se jette à ses genoux en demandant pardon. "Pas de pardon! Va-t'en, méchante que tu es!"

Se retournant, il dit à deux serviteurs de la saisir, de l'emmener dans la forêt, de la tuer, et de lui en rapporter la langue et le cœur. Elle lui demande: "Veux-tu que j'apporte mes vêtements de noces ?" -"Va-t'en, méchante! Apporte ce que tu voudras. Mais, vous, rapportez-moi la langue et le cœur."

Les voilà partis. La petite chienne de la dame, qui est toujours avec elle, les suit dans la forêt. Rendue au fond des bois, la dame se jette à genoux en disant aux serviteurs: "Tuez-moi!" - "Non, nous ne vous tuerons pas. Vous avez été une trop bonne maîtresse pour nous. On aime autant endurer la mort que de vous tuer." Ils trouvent un plan: "Il ne nous a pas vus. Apportons-lui la langue et le cœur de la petite chienne; dans la colère où il est, ça va le contenter." 1 I.e., regrettable.

2 I.e., près de la peau.

Pour "monstrueux," mais dans le sens de "extraordinaire."

3 D'objets.

I.e., donneras. Au Lexique de l'ancien français, de F. Godefroy, on trouve: "Barer, v. a... proposer des raisons contre quelqu'un ou contre quelque chose."

Tuent la petite chienne, prennent la langue et le cœur, et disent à la femme: "Vous, allez à votre chance; on ne vous tuera pas." Revenant au château, ils disent à Jean-Cuit: "Voilà la langue et le cœur de votre femme." Jean-Cuit les jette à ses pieds, pilote1 dessus, en disant: "Méchante que tu es, tu ne me déshonoreras plus!" Prenant son petit portemanteau, il y met son butin, 2 part et s'en va.

De son côté, dans la forêt, la femme part, marche, marche jusqu'à ce qu'elle arrive dans un pays tout en guerre. Une fois rendue là, elle s'habille en seldar3 et s'engage dans l'armée. Elle est bien découragée. Soldat, elle se met à se battre. Elle commence betô à gagner partout. D'une bataille à l'autre, et de victoire en victoire, la voilà devenue généraux du roi. Ne se nommant pas, elle restait toujours habillée en seldar. Elle gagnait aussi beaucoup d'argent. La guerre finie, elle se dit: "Je vas chercher jusqu'à ce que je trouve mon Jean-Cuit. On a dû nous jouer un tour." S'achetant un beau cheval, elle embarque en selle, et elle marche, marche, allant d'une ville à l'autre. Elle finit par 's'échouer' dans une ville où il y a un gros magasin, avec sept commis. Là, elle va loger, tout près. Comme elle est le généraux du roi, on la traîte bien. Le maître de l'hôtel monte à sa chambre et se met à jaser. Il lui demande: "D'où venezvous donc ?"-"Je viens d'un tel pays, où il y a eu une guerre épouvantable, et où il ne reste plus guère de monde."

C'est aussi dans cette ville que Jean-Cuit s'était engagé comme commis, au gros magasin.

5

Le lendemain de son arrivée, le général du roi s'en va voir le bourgeois du magasin et lui dit: "Dans le pays voisin, tant de monde ont péri à la guerre qu'il n'y a plus de commis. Pourrait-on en trouver ici?" Le bourgeois répond: "Moi, j'en ai sept ici, et j'ai un nommé Jean-Cuit. C'est un homme de plaît, qui vend autant à lui seul que mes six autres commis. Il a une intelligence terrible." Le général lui demande: "Comment lui donnez-vous de gages par année ?" "Je lui donne trois cents piastres par année." L'autre dit: "Ce n'est pas le prix d'un bon commis. S'il est comme vous dites, moi, je lui donnerais cinq cents piastres par année." Le bourgeois dit: "C'est un si bon garçon que je ne lui ferais pas perdre de gages. Si votre offre lui plaît, je suis prêt à le laisser aller avec vous.' On fait donc monter Jean-Cuit, et on se met à parler. Le général dit: "Vous n'avez que trois cents piastres par année, ici; moi, je vous en promets cinq cents." Le maître lui dit: "Mon Jean-Cuit, tu es un si bon homme

1 I.e., les foule aux pieds.

2 Linge et effets personnels.

3 Telle est la prononciation de Patry du mot "soldat."

♦ I.e., général; elle était déguisée en homme.

• I.e., qui plaît.

6 Extraordinaire.

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